Une causerie avec les lauréats du Prix de la rédactrice en chef 2015
Le Prix annuel de la rédactrice en chef d’OAC reconnaît chaque année le meilleur article publié dans la Revue canadienne d’orthophonie et d’audiologie. Les récipiendaires de 2015 sont Jessica Ball, MPH, Ph. D., et Marlene Lewis, M. A., RSLP, O(C), pour leur article « Points de vue d’anciens et de parents des Premières nations concernant le soutien visant le développement langagier de leurs enfants ».
Nous voulions offrir aux membres et aux associés d’OAC l’occasion d’apprendre à connaître un peu les récipiendaires de cette année, alors nous avons décidé de poser à Dre Ball et Mme Lewis quelques questions à propos de leur travail. Veuillez lire ce qui suit pour découvrir ce qui les a incitées à écrire la communication gagnante et les applications cliniques de leur recherche.
Comment en êtes-vous venues à vous intéresser au champ thématique de l’orthophonie?
Jessica Ball (JB) : Je m’emploie à appuyer le mieux-être des personnes autochtones et le développement optimal des enfants depuis deux décennies. J’ai souvent entendu des orthophonistes qui travaillent avec les collectivités des Premières Nations exprimer des préoccupations à propos des habitudes de parole atypiques et des retards dans le développement du langage chez les enfants autochtones qu’ils voient dans le cadre des programmes d’aide à la petite enfance et des aiguillages. J’ai commencé à m’intéresser au développement du langage oral vu qu’il est tellement important pour l’alphabétisation d’un enfant, son passage réussi au milieu scolaire et son développement général.
Marlene Lewis (ML) : Lorsque je fréquentais l’école secondaire, je savais que je voulais faire une différence dans la vie des gens en améliorant leur qualité de vie. Trois ans après avoir achevé mes études secondaires, j’ai appris l’existence de la profession de l’orthophonie par hasard par l’intermédiaire d’un ami qui m’a parlé du programme. Je me suis renseignée davantage à ce sujet et je me suis rendu compte que j’aimerais travailler dans le domaine du langage et de la communication.
Qu’est-ce qui vous a menées à la recherche?
ML : J’ai débuté comme clinicienne, puis je suis devenue experte-conseil en programmes et politiques provinciale. Mon poste d’experte-conseil a éventuellement été supprimé, alors j’ai réfléchi à ce que j’adorerai faire et j’ai choisi de retourner au travail et à la recherche cliniques. Je souhaitais poursuivre des études interdisciplinaires qui appuieraient le développement des enfants au niveau communautaire et cela m’a motivée à m’éduquer et à participer aux travaux de Dre Ball auprès des enfants et des collectivités des Premières Nations.
JB : Il y a une grande lacune dans les connaissances à propos de l’acquisition du langage chez les jeunes enfants autochtones au sein du corpus de la documentation de recherche publiée existant. J’ai pris conscience que nous avions besoin de recherche pour déterminer les principaux déterminants des différences et retards de parole et de langage chez les enfants autochtones qu’observent les parents, les éducateurs de la petite enfance et les orthophonistes.
Comment en êtes-vous arrivées à vous concentrer sur le thème des points de vue des Premières Nations sur le développement langagier des enfants?
JB : Marlene et moi, nous comprenons toutes deux que les pratiques de socialisation langagière sont des expressions de la culture et que saisir les points de vue des Premières Nations sur le développement du langage chez les enfants constituait une importante première étape vers l’instauration d’une pratique respectueuse et efficace auprès des familles pour combler les besoins perçus et appuyer des résultats langagiers optimaux.
ML : C’était un domaine qui n’était pas largement connu dans la profession de l’orthophonie. J’ai effectué un petit projet de cours dans lequel j’ai interrogé trois mères et une grand-mère qui étaient des membres des Premières Nations vivant dans la zone urbaine de Victoria, et c’est alors que je me suis rendu compte que ces parents exprimaient des points de vue culturels uniques et qu’il était vraiment important de bien comprendre ces points de vue.
Vous avez réalisé des entrevues conversationnelles avec 65 aînés, grands-parents et parents des Premières Nations. Comment avez-vous procédé pour effectuer cette recherche? Avez-vous eu à relever des défis imprévus?
ML et JB : Nous avons élaboré les questions d’entrevue ensemble avec plusieurs orthophonistes qui avaient une vaste expérience auprès des enfants des Premières Nations et leurs familles, notamment une orthophoniste qui est elle-même membre des Premières Nations. Nous avons retenu les services d’autres personnes qui avaient déjà établi des liens de confiance avec les parents, les grands-parents et les aînés des Premières Nations de diverses collectivités pour réaliser les entrevues — ces liens existants étaient cruciaux à cette recherche. Il s’est avéré fort utile que deux des intervieweurs étaient eux-mêmes membres des Premières Nations. Nous avons mis au point deux séries de questions à utiliser dans le cadre des entrevues, une longue et une courte, et les participants ont choisi à laquelle ils souhaitaient répondre.
Au gré des entrevues, nous avons été impressionnés par le nombre de parents et de grands-parents qui voulaient les meilleurs soutiens qui soient pour le développement de leurs enfants et par leur sensibilisation à certains défis que certains enfants des Premières Nations doivent relever au cours de leur croissance et de leur développement. Nous avons également été impressionnés par leur ouverture à partager leurs connaissances et leurs points de vue, ainsi que leur désir d’essayer des nouvelles façons de faire.
Nous n’avons pas rencontré des défis imprévus; tout le processus s’est déroulé très en douceur. La clé était d’amorcer ces conversations de manière respectueuse, et non pas de nous présenter en agissant comme des personnes qui possédaient toutes les réponses.
Quel a été l’aspect le plus étonnant de votre recherche? Vous attendiez-vous que vos trouvailles allaient ébranler les stéréotypes dominants à propos des proches-aidants des Premières Nations?
ML et JB : La partie la plus étonnante — et charmante! — de notre recherche a été l’incidence que la réalisation des entrevues a eue sur les deux intervieweurs qui étaient orthophonistes. Ces deux professionnels avaient auparavant travaillé dans les collectivités où ils menaient les entrevues, les deux avaient des liens de longue date avec les enfants et les familles des collectivités et une était elle-même membre des Premières Nations. Pourtant, ils ont tous deux exprimé à quel point les entrevues ont transformé leurs perceptions et amélioré la façon dont ils travaillent avec les enfants et les familles des collectivités. Nous avons appris que poser les genres de questions que nous avons élaborés offre une façon de rehausser la qualité des services qu’offrent les orthophonistes.
Beaucoup de personnes adoptent comme notions généralisées à propos des membres des Premières Nations qu’ils sont des communicateurs « visuels » et « pratiques », qu’ils ne valorisent pas la parole des enfants ou le développement de solides aptitudes verbales. Il est important de reconnaître qu’il y a autant de diversité chez les membres des Premières Nations qu’il y en a chez le reste de la population. Nous estimons que la capacité de parler nettement et d’avoir une très grande maîtrise des aptitudes langagières est sans doute valorisée chez toutes les cultures.
Que percevez-vous comme la prochaine étape pour aider les membres des Premières Nations à accéder à des services orthophoniques culturellement adaptés?
ML : C’est là une excellente question! Au niveau communautaire, je vois un orthophoniste qui crée un lien avec un membre d’une collectivité des Premières Nations, qui accepte des directives de sa part et qui élargit sa pratique par le fait même. Il est tellement important de créer la possibilité d’une conversation. Les orthophonistes peuvent envisager d’utiliser les questions que nous avons utilisées dans la recherche. Nous avons découvert que les membres des Premières Nations souhaitent être formés pour pouvoir appuyer leurs propres enfants, et qu’ils veulent que leurs langues autochtones survivent, alors les orthophonistes devraient offrir un soutien favorable à la concrétisation de cet objectif le plus possible. Pour ce qui est des enfants individuels, cela signifie limiter les évaluations au minimum; n’évaluer que ce qui est nécessaire afin de savoir où vous devriez commencer à appuyer le développement de l’enfant. Cela peut également comprendre un soutien au développement de l’alphabétisme et l’utilisation de la technologie pour augmenter la communication et l’aide aux collectivités éloignées.
JB : En plus des lignes directrices en matière de pratiques que Marlene a proposées, je crois qu’il est primordial de trouver des façons nouvelles de préparer les membres des Premières Nations à agir comme collaborateurs et adjoints aux orthophonistes pour que nous constations la mise en œuvre d’une stratégie « pancommunautaire ». Le système habituel d’aiguillages qui permet une évaluation et une intervention professionnelles seulement selon une formule « un client à la fois » devrait être réservé exclusivement aux enfants qui éprouvent des difficultés graves. Je le précise car c’est une stratégie coûteuse qui atteint peu d’enfants et qui le fait habituellement seulement après des mois, voire des années, sur une liste d’attente, surtout dans le cas des enfants de collectivités rurales et éloignées où beaucoup des populations autochtones du Canada vivent. Les orthophonistes qui mobilisent les collectivités devraient essayer de trouver des façons de travailler aux côtés des éducateurs de la petite enfance, des enseignants, des parents et des grands-parents pour renforcer leurs capacités d’appuyer des résultats de parole et de langage optimaux chez un nombre accru d’enfants.
Nous avons également besoin de plus de recherche pour déterminer les pratiques prometteuses dans divers contextes culturels et communautaires et auprès de divers enfants. Cette démarche peut inspirer et éclairer une préparation et une pratique améliorées avant emploi et en cours d’emploi. Parallèlement, il y a beaucoup de cultures, de collectivités, de personnes, de besoins et d’objectifs différents chez les Premières Nations. L’application de notre étude ne peut être généralisée à tous ces éléments. Il est important de poser des questions à propos des besoins et objectifs de socialisation dans chaque situation d’un exercice, et de ne pas formuler des hypothèses à la lumière de peu de connaissances issues de peu de sources.
Quel message souhaitez-vous transmettre aux autres orthophonistes qui servent ou qui souhaitent servir les collectivités des Premières Nations?
ML et JB : Les liens de respect constituent le fondement de tout le reste de la structure.
De plus, pour qu’un orthophoniste travaille bien au niveau communautaire, il doit établir un lien de confiance avec au moins un membre fiable de la collectivité qui peut l’orienter dans son exercice. Sinon, l’exercice peut déraper très rapidement et l’orthophoniste peut même ne pas savoir où ou comment le dérapage s’est produit. Il est aussi important de suivre les protocoles culturels, de ne pas présumer que tous visent les mêmes objectifs en matière de développement de l’enfant ou qu’ils envisagent les mêmes parcours pour atteindre l’objectif commun.