Orthophonie

Published on 11 avril, 2017

0

Le transfert à une dominance linguistique chez les enfants bilingues ayant un TSL

Par Chantal Mayer-Crittenden

Avez-vous entendu un adulte dire : « J’avais l’habitude de parler français lorsque j’étais enfant, mais maintenant je me sens beaucoup plus à l’aise de parler anglais. »? Il s’agit d’un phénomène très courant appelé transfert à une dominance linguistique. Il est présent le plus souvent dans les régions où les enfants sont exposés à la langue d’une collectivité anglophone plus qu’à leur langue minoritaire d’origine. Chez certains, c’est une lutte de tous les instants pour conserver la maîtrise d’une langue minoritaire, où ils doivent toujours chercher des possibilités d’exercer cette langue — Si vous ne l’utilisez pas, vous la perdez!

Maintenant, qu’en est-il des personnes qui ont un trouble spécifique du langage (TSL)? Peuvent-elles conserver la maîtrise de leur langue minoritaire?

Les chercheurs s’entendent pour dire que le TSL est un trouble du développement neurologique avec des composantes génétiques. Le TSL intervient durant le développement cérébral de l’enfant, ce qui, à son tour, crée des difficultés avec l’apprentissage du langage.

Les enfants qui ont un TSL éprouvent de la difficulté à comprendre le langage, à apprendre la langue et à parler. Ils peuvent trouver laborieux d’assembler leurs phrases, d’utiliser des terminaisons de verbes grammaticalement correctes ou même de récupérer le mot qu’ils souhaitent utiliser. Les enfants ayant un TSL utilisent souvent un langage plus simple que celui de leurs pairs. Certains peuvent même omettre certaines parties d’un mot et, dès leur jeune âge, certains peuvent donner l’impression qu’ils marmonnent. Cette situation s’améliore généralement avec l’âge, mais beaucoup d’autres difficultés persistent.

Les enfants ayant un TSL peuvent également avoir des difficultés avec leur langage réceptif. Cependant, cela est beaucoup moins évident. Certains peuvent sembler ne pas porter attention, mal se comporter ou être paresseux. En réalité, ils sont peut-être aptes à comprendre qu’un mot par-ci ou par-là et ne saisies pas toute la portée du message, ce qui rend les phrases complexes un réel défi. Ce problème peut être dû à une difficulté à départager le sens des mots. Les mots qui ne sont pas utilisés souvent peuvent être difficiles à comprendre. C’est aussi le cas des mots qui sont difficiles à imaginer. Si je dis « pomme », l’image d’une pomme surgit dans votre esprit. Mais si je dis « dimension », ce mot est difficile à représenter par une image et il est donc plus difficile à cerner.

Pour les orthophonistes, ces difficultés peuvent être évidentes. Pour un enseignant du primaire, un éducateur en services de garde, un tuteur ou même un parent, ces difficultés peuvent passer inaperçues. Des troubles tels que la dyslexie, le TDAH et l’autisme comportent généralement des symptômes plus évidents, ce qui fait que plus de personnes connaissent ces troubles. Le TSL est un trouble caché, ce qui le rend plus difficile à identifier. Il est important d’identifier un TSL en bas âge. Cependant, c’est une tâche souvent difficile, même pour un orthophoniste dûment formé, lorsque les enfants apprennent plus d’une langue. Les enfants bilingues qui ont un TSL peuvent sembler éprouver une difficulté à apprendre la langue seconde, lorsque, en réalité, leur difficulté apparaît dans toutes les langues.

Nous savons que l’acquisition complète d’une langue première peut faciliter l’acquisition d’une langue seconde. La difficulté à apprendre la langue première peut mener à des compétences inadéquates dans les deux langues. Il a été montré que des habiletés insuffisantes dans la langue première nuisent à l’acquisition de la langue seconde. La clé pour prévenir ce problème est l’exposition au langage et l’identification précoce.

La plupart des enfants — y compris ceux qui ont un TSL — auront une langue dominante et une langue non dominante. La langue dominante est généralement la langue à laquelle ils ont été le plus exposés. Cependant, la langue dominante peut se transformer au fil du temps. Les enfants qui apprennent une langue majoritaire (c.-à-d. l’anglais) comme langue seconde deviennent souvent dominants dans cette langue.

L’entretien et le perfectionnement continu des compétences dans une langue première minoritaire dépendent de la quantité d’exposition qu’ils obtiennent à cette langue. Certains experts affirment que les enfants doivent être exposés à une langue 40 % de leurs heures d’éveil afin de maîtriser cette langue.

Les études montrent systématiquement que, entre la petite et la moyenne enfance, il s’exerce un transfert vers une maîtrise accrue de la langue majoritaire. Ce transfert est dû à l’acquisition rapide de la langue de la collectivité, jumelée au ralentissement, à la stagnation ou à la perte de la langue minoritaire — une conséquence des différentes expériences, possibilités et demandes sociales à propos des deux langues. À noter que ce n’est pas le cas, toutefois, chez les enfants qui apprennent la langue de la collectivité majoritaire (c.-à-d. l’anglais) à la maison et qui fréquentent des programmes d’immersion française par exemple.

Les études montrent également que, à comparer aux enfants bilingues au développement typique, les enfants ayant un TSL qui ont une langue minoritaire comme langue première sont plus à risque de perdre leur langue première ou les plateaux précoces atteints si cette langue n’est pas appuyée.

À titre de parent d’un enfant bilingue ayant un TSL, je me bats chaque jour avec ces notions. Ma fille a appris l’anglais vers l’âge de quatre ans, ce qui en fait une bilingue séquentielle. Le français est sa langue première, mais nous vivons dans une collectivité à prédominance anglophone. Même à son école française, les enfants conversent souvent en anglais dans les corridors ou dans la cour de récréation. Elle consacre environ 42 % de ses heures d’éveil à l’anglais et 58 % de son temps au français*. J’ai été fort étonnée par ces chiffres parce que j’ai toujours senti qu’elle était exposée à beaucoup plus de français. Cependant, lorsque j’ai fait le résumé réel de sa semaine, ces chiffres me sont apparus sensés. Mon mari et moi parlons l’anglais l’un avec l’autre et elle nage de manière compétitive avec l’équipe de nage synchronisée locale dont toutes les activités se déroulent en anglais. Plusieurs enfants du quartier avec lesquels elle joue sont anglophones et elle ne visionne la télé (Netflix) ou YouTube Kids qu’en anglais. Les minutes deviennent des heures et les heures se multiplient rapidement!

Je lui ai toujours parlé en français et mon mari a appris le français avec les enfants alors il lui parle principalement en français aussi. Cependant, j’ai remarqué que, durant le congé estival et surtout durant les dernières vacances du Temps des Fêtes, elle semblait s’adresser principalement en anglais à moi et à sa fratrie tandis que mes deux autres enfants ont continué d’utiliser le français spontanément. J’ai calculé les heures d’exposition durant cette semaine entre Noël et la veille du Jour de l’An et les pourcentages ont changé de manière draconienne. D’abord, j’ai recensé moins d’heures d’exposition à la langue. C’était à prévoir étant donné que les enfants s’adonnent à des activités qui exigent très peu d’expression verbale (p. ex., le dessin). Ensuite, elle a été principalement exposée à la langue anglaise en raison des visites du côté de la famille de mon mari, des moments avec des amis et des activités telles que le ski alpin et la natation publique. Somme toute, ma fille a été exposée à la langue anglaise 85 % du temps et à la langue française 15 % du temps. Ce changement dans l’exposition à la langue a semblé avoir mis hors service son interrupteur d’expression française et j’ai dû constamment lui rappeler de parler français avec moi et avec son frère et sa sœur. Dès le retour à l’école, ce n’était plus le cas! Son commutateur francophone a été remis en service, pour ainsi dire.

J’ai trouvé ce phénomène fascinant et j’ai effectué un peu de recherche pour voir s’il avait été étudié par le passé. Pour autant que j’aie pu le découvrir, aucuns travaux n’ont été réalisés sur le sujet. Est-ce une indication que sa dominance linguistique peut éventuellement virer à l’anglais, la langue de la collectivité? Les demandes cognitives sont-elles trop élevées pour qu’elle puisse consciemment utiliser la langue française en situation d’immersion dans un environnement anglophone? Est-ce le cas chez la plupart des enfants ayant un TSL? Il y a là matière à réflexion. J’espère le découvrir!

*Pour aider les parents à effectuer ce calcul, j’ai créé un formulaire qui peut être utilisé à cette fin.


À propos de l’auteure :
crittenden_bio_photo
Chantal Mayer-Crittenden est une orthophoniste chevronnée spécialisée en bilinguisme, en déficiences langagières primaires (DLP) et en troubles du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Elle a achevé son Ph. D. en 2013 à l’Université Laurentienne de Sudbury. Sa thèse est intitulée « Second language learning for majority-language children in a minority context: Language impairment or typical second language development? » Elle est directrice et professeure agrégée à l’École d’orthophonie de l’Université Laurentienne et a présenté des communications à la fois sur la scène nationale et sur la scène internationale sur les apprenants d’une langue majoritaire et les troubles primaires du langage. Elle est également la fière mère de trois enfants bilingues.




Back to Top ↑