Évaluer les déficiences langagières chez les enfants bilingues dans les contextes de minorités linguistiques
Légende de l’image de l’article : Chantal travaille avec un enfant sur le son « oi » en français.
Je travaille comme orthophoniste dans le Nord de l’Ontario depuis plus de 12 ans et je ne saisis toujours pas toutes les ramifications qui découlent du contexte linguistique dans lequel nous vivons. En tant qu’étudiante diplômée, je n’étais pas pleinement consciente de la complexité de l’acquisition d’une langue seconde ou du bilinguisme. Ce n’est pas avant d’avoir été confrontée à ma première charge professionnelle en 2002 qu’il est devenu très évident pour moi que je n’avais pas les connaissances requises pour travailler dans ce contexte bilingue.
La charge professionnelle, surtout composée d’enfants bilingues (anglais-français) inscrits auprès d’écoles de langue française, représentait un immense défi pour moi étant donné que je n’avais aucun moyen de déterminer si les difficultés qu’ils éprouvaient étaient dues à une déficience langagière ou s’ils accusaient simplement un retard dû à leur apprentissage de deux langues.
Les études ont montré que les enfants bilingues avaient un vocabulaire moins vaste dans chacune de leurs langues à comparer à leurs pairs unilingues. Pour ce motif, je savais que je ne pouvais utiliser cela comme repère pour mesurer la déficience langagière. Les outils d’évaluation disponibles à l’époque étaient tous normalisés selon des populations unilingues, ce qui les rendait très difficiles à utiliser aussi.
Dans beaucoup d’études, le critère d’inclusion d’une déficience langagière est de deux ou plusieurs points équivalents ou supérieurs à des écarts-types de 1,5 par rapport à la moyenne. Cependant, nous devons prêter attention à la population qui a inspiré les tests normalisés. D’un point de vue psychométrique, nous devons toujours nous assurer de comparer des pommes avec des pommes. Il est devenu très évident pour moi que nous n’avions aucune ressource à notre disposition pour évaluer les enfants bilingues anglais-français ou français-anglais vivant dans un contexte de minorité linguistique, comme c’est le cas chez la plupart des provinces hors-Québec.
Heureusement, en 2009, on publiait une traduction française de Clinical Evaluation of Language Fundamentals – Fourth Edition (CELF-4), soit Évaluation clinique des notions langagières fondamentales : Version pour francophones du Canada (CELF CDN-F). Cependant, on a élaboré les normes CELF CDN-F en utilisant des participants du Québec, une province où le français est la langue de la majorité. Je dois également souligner que le critère d’inclusion de l’échantillon de normalisation a permis à des enfants bilingues d’y participer. Plus particulièrement, les enfants devaient pratiquer le français à la maison plus de 50 % du temps et ils devaient être des résidents du Canada depuis au moins deux ans. Cela a permis aux enfants à dominance francophone et même aux enfants immigrants de participer à l’étude de normalisation (Wiig et coll., 2009). Dans l’échantillon de normalisation, 38 % des enfants ont été exposés à une langue européenne, 23 % à une langue asiatique et 8 % à l’anglais. De même, les versions anglaises de ce test — le CELF-4 et maintenant le CELF-5 — ont été normalisées selon des enfants d’expression anglaise aux États-Unis. Cependant, environ 15 % des participants ont été exposés à une autre langue à la maison (p. ex., à 77 % l’espagnol et à 4 % des langues asiatiques).
Ce sont là deux exemples de tests largement utilisés qui visaient, dans leur processus de normalisation, très peu d’enfants qui avaient des antécédents linguistiques similaires à ceux des apprenants de la langue de la minorité interrogée. Pour ce motif, les caractéristiques démographiques de ces échantillons m’ont amenée à me demander si, oui ou non, l’utilisation de ces outils était adaptée aux enfants anglais-français et français-anglais vivant dans un contexte linguistique où l’anglais est la langue de la majorité. Beaucoup d’études ont montré que les enfants bilingues sont souvent omis ou mal diagnostiqués, en partie à cause de l’utilisation de tests qui ne sont pas normalisés selon une population ayant un profil linguistique similaire au leur. À la lumière de ces faits, quels tests / outils les orthophonistes devraient-ils utiliser pour évaluer les enfants soupçonnés d’avoir une déficience langagière?

Chantal travaille dans une séance de groupe sur les compétences orales et écrites à l’aide d’une tablette.
Pareil questionnement m’a incitée à poursuivre mes études de doctorat en 2007 afin de mieux comprendre cette population très complexe. Sur le plan professionnel, j’ai depuis beaucoup progressé dans ma compréhension de tous les aspects de l’étude des enfants bilingues dans les contextes de minorités linguistiques, à la fois avec et sans déficiences langagières. En fait, une partie de ma thèse de doctorat a été publiée dans la Revue canadienne d’orthophonie et d’audiologie (RCOA) (Mayer-Crittenden et coll., 2014). Il s’agissait de la première étude à comparer les compétences linguistiques des enfants franco-ontariens à ceux des Franco-Québécois. Les résultats ont montré que, au niveau linguistique, les Franco-Québécois dépassaient les Franco-Ontariens unilingues, et que les enfants bilingues à dominance francophone obtenaient des pointages moins élevés que ceux des enfants unilingues à bien des égards, que l’utilisation de normes québécoises pour mesurer les aptitudes des Franco-Ontariens est douteuse. Cependant, une comparaison à posteriori n’a révélé aucune différence importante entre les Franco-Québécois et les Franco-Ontariens. Je recueille actuellement davantage de données pour mieux comprendre les différences entre ces deux groupes.
Plus récemment, mes collègues et moi avons mené une étude (Mayer-Crittenden et coll., à l’étude) indiquant que 33 % des enfants anglais-français des écoles de langue française étaient mal diagnostiqués comme déficients sur le plan langagier lorsque, en fait, ils étaient en voie d’acquérir deux langues. Cette étude a également montré que, parmi les outils utilisés, respecter les consignes et rappeler des phrases étaient les deux meilleurs repères pour déterminer les bilingues anglais-français ayant une déficience langagière primaire (DLP). Chez les bilingues français-anglais, une mesure du versant réceptif de la morphologie et de la syntaxe, une mesure du versant réceptif du vocabulaire, une tâche de narration, le rappel de phrases, le respect des consignes et la répétition non textuelle (RNT) figuraient parmi les repères pour lesquels les enfants ayant une DLP obtenaient des pointages inférieurs à la note de passage, ce qui justifiait leur utilisation continue auprès de cette population. De plus, bien que la RNT se soit avérée être un outil utile pour déterminer les enfants ayant une déficience langagière, ce n’était pas l’un des meilleurs repères dans le cadre de notre étude. Pour ce motif, je travaille actuellement à une étude avec une collègue de l’Angleterre afin d’élaborer une répétition non textuelle quasi universelle qui pourrait être utilisée auprès des enfants français-anglais et anglais-français. J’espère être en mesure d’en divulguer les résultats au cours des prochains mois.
Toutes les données présentées dans le présent article sont jugées préliminaires vu que, dans bien des cas, la taille des échantillons était petite. C’est trop souvent la réalité dans l’étude da la langue d’une minorité. Néanmoins, mes collègues et moi cherchons à élaborer des normes qui puissent être appliquées aux populations des minorités linguistiques et, plus particulièrement, les enfants franco-ontariens ainsi que les enfants à dominance anglophone qui apprennent le français dans les écoles de langue française.
Dans un effort visant à renseigner mes collègues orthophonistes, les enseignants, les parents et le grand public à propos de la complexité de la question, j’ai créé un blogue intitulé Bilingualism in Ontario: Communication disOrders and Typical Development (BOOT) (www.botte-boot.com) en mars 2015. Dans ce blogue, j’écris à propos des caractéristiques des déficiences langagières, des ressources pertinentes et de plusieurs autres sujets. Plus récemment, j’ai demandé à un blogueur invité d’écrire un billet sur les fautes d’orthographe et sur la façon éventuelle d’en réduire la fréquence. Le blogue a suscité beaucoup d’intérêt et j’ai depuis élargi le site Web afin d’y inclure des hyperliens et des ressources utiles pour le travail auprès des enfants qui apprennent deux langues ou qui ont de la difficulté à apprendre une langue dans un contexte de minorité linguistique. N’hésitez pas à visiter le site et à y afficher commentaires ou questions. Je serais très heureuse de lire vos commentaires et de répondre à vos questions.
Chantal Mayer-Crittenden est une orthophoniste chevronnée spécialisée en bilinguisme, en déficiences langagières primaires (DLP) et en troubles du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Elle a achevé son Ph. D. en 2013 à l’Université Laurentienne de Sudbury. Sa thèse est intitulée « Second language learning for majority-language children in a minority context: Language impairment or typical second language development? » Mme Mayer-Crittenden est professeure agrégée des programmes de B. Sc. s. et de M. Sc. s. en orthophonie à l’Université Laurentienne et a présenté des exposés aux échelons national et international sur les thèmes des apprenants d’une langue majoritaire et des déficiences langagières primaires.